Le cœur cousuCarole Martinez, ed. Folio
Le cœur cousu
Carole Martinez, ed. Folio
Magnifique roman qui éveille tous les sens. Le cœur cousu, récompensé par neuf prix littéraires, est un conte poétique aux mille couleurs, où se mêlent magie, secrets, réel et imaginaire. L'histoire nous entraine à travers les vies de femmes mystérieuses, dans une Andalousie à la fois aride, sauvage et somptueuse.
Extrait : "Commença alors pour ma mère la période des fils de couleurs.
Ils avaient fait irruption dans sa vie, modifiant le regard qu'elle portait sur le monde. Elle fit le compte : le laurier-rose, la fleur de la passion, la chair
des figues, les oranges, les citrons, la terre ocre de l'oliveraie, le
bleu du ciel, les crépuscules, l'étole du curé, la robe de la Madone,
les images pieuses, les verts poussiéreux des arbres du pays et
quelques insaisissables papillons avaient été jusque-là les seuls
ingrédients colorés de son quotidien. Il y avait tant de bobines, tant
de couleurs dans cette boîte qu'il lui semblait impossible qu'il
existât assez de mots pour les qualifier. De nombreuses teintes lui
étaient totalement inconnues comme ce fil si brillant qu'il lui
paraissait fait de lumière. Elle s'étonnait de voir le bleu devenir
vert sans qu'elle y prenne garde, l'orange tourner au rouge, le rose au
violet.
Bleu, certes, mais quel bleu ? Le bleu du ciel d'été à midi, le bleu
sourd de ce même ciel quelques heures plus tard, le bleu sombre de la
nuit avant qu'elle ne soit noire, le bleu passé, si doux, de la robe de
la Madone, et tous ces bleus inconnus, étrangers au monde, métissés,
plus ou moins mêlés de vert ou de rouge.
Qu'attendait-on d'elle ? Que devait-elle faire de cette nouvelle
palette qu'une voix mystérieuse lui avait offerte dans la nuit ?
Bombarder de couleurs le village étouffé par l'hiver. Broder à même la
terre gelée des fleurs multicolores. Inonder le ciel vide d'oiseaux
bigarrés. Barioler les maisons, rosir les joues olivâtres de la mère et
ses lèvres tannées. Elle n'aurait jamais assez de fil, assez de vie,
pour mener à bien un tel projet.
Elle se rabattit donc sur l'intérieur de la maison."